lundi 12 décembre 2016

La langue des bêtes - Stéphane Servant



La langue des bêtes, Stéphane Servant

Editeur : Rouergue
Nombre de pages : 448

Résumé : Au fond des bois, vit une communauté d’anciens membres d’un cirque. Depuis très longtemps ils ne donnent plus de spectacle. Un jour, de grands travaux grignotent le territoire autour d’eux, et on oblige l’enfant de la famille, La Petite, à rejoindre l’école du village.






- Un petit extrait -

« Nous sommes pareils à des comètes esseulées, toutes filant dans le même ciel, toutes promises à la même obscurité. Alors pourquoi ne pas se rassembler pour éclairer plus fort un instant ce coin de ciel désolé ? »

- Mon avis sur le livre -

Il est de ces livres qu’on aime tellement qu’il nous est tout simplement impossible d’en continuer la lecture. Je sais, dit comme cela, c’est étrange, mais laissez-moi vous expliquer. Ce livre, il m’a fallu presque deux semaines pour le terminer, pour la simple et bonne raison que j’en savourais le moindre paragraphe, que je devais me retenir pour ne pas en recopier toutes les phrases sur mon carnet de citations, que je voyais avec angoisse la fin se rapprocher inexorablement à chaque phrase. Ce livre, il m’a secouée, clairement, indéniablement, au point que cela fait presque une semaine que je retarde l’écriture de cette chronique, car je sais que je vais avoir toutes les peines du monde à vous en parler, à trouver les mots pour exprimer les émotions et les sensations qu’ont fait naitre en moi ces mots mis bout à bout, ces lettres ordonnées en une histoire aussi féérique que terrible. Une histoire dont on ne sort pas indemne, quoi qu’on fasse pour se prémunir de ce bouleversement radical entrainé par ce conte qui fait réfléchir sur notre monde, sur notre vie.

La Petite a toujours vécu là, au Puit des Anges, avec Belle, le Père, Franco le lion et les autres. A vrai dire, la Petite ne sait pas vraiment ce que cela veut dire, toujours. La Petite voit les jours qui passent sans chercher à les compter, voit le temps qui défile sans chercher à l’arrêter.  La Petite vit entourée d’histoires, sans savoir que les histoires sont des histoires, car pour la Petite, la vie est une histoire, et les histoires sont la vie. La Petite sait les choses telles qu’elles sont, sans avoir jamais eu besoin d’apprendre. Elle sait les liens qui unissent les hommes entre eux et avec la nature, elle sait que l’homme n’est qu’une bête privée du langage fondamental. Mais un jour, elle ne sait plus, tout son monde s’évapore dans les rugissements d’une machine terrible venue détruire la forêt et les arbres et les animaux. Et pour sauver le Puit des Anges, la Petite ne voit qu’une solution : réveiller la Bête, celle qui a volé la langue des bêtes aux hommes, celle qui a sauvé l’Enfant de la colère du Patron. Quand les histoires se mêlent à la réalité, quand la réalité devient une histoire comme les autres, tout bascule et tout s’écroule.

Ce roman est très probablement l’un des récits les plus étranges qu’il m’ait été donné de lire. C’est à la fois beau et horrible, léger et dramatique. On sort des sentiers battus pour atterrir au cœur de l’inconnu. On se laisse surprendre par cette narration si particulière, cette narration qui va à l’essentiel sans jamais le dire vraiment, cette narration qui raconte sans jamais raconter. Les scènes se déroulent devant nous, en nous. Car finalement, l’histoire que nous raconte cette histoire n’est rien d’autre que notre histoire : quand vint le temps de quitter définitivement l’enfance insouciante (mais emplie d’une sagesse bien plus profonde qu’on ne le pense), notre monde s’écroule douloureusement pour se voir remplacer par un univers aux règles incompréhensibles, nos yeux s’ouvrent à ce qu’on préférait jusqu’à présent éviter de voir, nos oreilles comprennent ce qu’elles s’obstinaient à reformuler différemment pour préserver notre joie. Cette histoire, c’est ça : la Petite découvre qu’elle n’est plus la Petite d’hier, sans pour autant savoir ce que sera la Petite de demain. Cette histoire, c’est la douleur de cette enfant que tout oblige à grandir, brutalement, cruellement, sans y avoir été préparée, sans l’avoir demandé. Cette histoire raconte la mort de l’enfance.

Ce roman se fait le messager d’un regard sur le monde, d’un regard qui remet en question bon nombre de nos attitudes, de nos comportements. Ici, l’humanité est présentée comme « enfermée dans des cages de bêton avec pour seule fenêtre l’écran des télévisions », esclave volontaire de ces « paradis colorés, bruyants et artificiels ». Prisonniers de l’inutile, dirait Manset. La Petite vit loin de tout cela, loin de ce Village et de cette Ville qui se font ici le reflet de tous les Villages et de toutes les Villes du monde, et à ses yeux ces individus sont des sauvages, qui ne respectent ni la nature ni les animaux ni les hommes, qui se sont enfermés dans leur vision du monde sans songer une seule seconde que c’est la diversité qui fait la richesse de l’humanité. Tout le monde devrait lire ce livre une fois dans sa vie. Car ce livre fait réfléchir. Ce livre nous invite  à nous poser cette essentielle question : « qu’est-ce que l’essentiel ? ». L’essentiel, est-ce l’argent, est-ce la normalité, est-ce l’essentiel présenté par les médias ? Mais ce livre, c’est aussi une invitation à laisser tomber notre vision purement rationnelle du monde pour se laisser emporter par les histoires et les rêves, par les intuitions et les émotions, par tout ce qui se passe du matériel pour exister. Ce livre nous invite à ouvrir les yeux et le cœur.

Et quand bien même on déciderait de lire ce roman comme n’importe quel autre roman, sans chercher à se laisser entrainer par ces réflexions sous-jacentes à l’histoire, croyez-moi, il vaut le détour. C’est beau. Chaque mot de ce livre a trouvé sa juste place pour faire de chaque phrase une poésie. On pourrait passer des vies entières à savourer ces phrases, à les murmurer, à les crier, à les chanter. Les mots et les phrases et les paragraphes sont emplis d’une fluidité rare, d’un rythme délicat, d’une harmonie parfaite. Tout dans ce roman invite à la lecture à voix haute, au coin du feu ou au cœur de la forêt, pour soi-même ou pour un public. Le langage occupe dans ce récit une place primordiale, centrale, cruciale, et cela se ressent dans la narration. Les mots ont été choisis avec soin, autant pour leur signification que pour leur sonorité, pour leur connotation que pour leur beauté. Je ne peux que vous encourager à lire ce roman, ne serait-ce que pour découvrir cette plume si singulière, cette plume qui vous fait retenir votre souffle à chaque instant, cette plume qui fait vibrer tout votre corps et votre cœur d’émotions brutes. 

Dire que ce livre est un coup de cœur serait à la fois un euphémisme et un mensonge. Ce livre, c’est une expérience que vous ne voulez pas manquer. Jusqu’à présent, je n’ai jamais rencontré un livre tel que celui-là, et je doute fortement en rencontrer un autre un jour. Car ce livre ne ressemble à aucun autre livre, autant par son fond que par sa forme. Je peine à exprimer avec précision ce que je pense à propos de ce livre, pour la simple et bonne raison que les mots ne suffisent pas toujours à décrire les émotions et les sensations. Ce livre bouleverse, mais il réconforte aussi, ce livre ébranle, mais il amuse également. Ce livre n’est ni une comédie ni une tragédie, ni un roman ni une poésie, ce livre est tout et rien à la fois. N’hésitez plus et laissez-vous appeler par ce livre unique en son genre, qui ne vous décevra pas.

Ce livre a été lu dans le cadre de la Coupe des 4 maisons
(plus d’explications sur cet article)

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